Le goût de l’instant

L’enfant ne savait rien de ce qui l’attendait. Toute présente qu’elle était, elle se donnait à la vie, sans résister au début. Bien sûr il fut qu’avec le temps, en goûtant la douceur absente et les ciels gris du cœur, elle apprit à retenir. À garder pour elle des pleurs qui avaient coulé sans entrave. Et à taire des mots qu’elle commençait à peine à dire. Puis le temps fit ce qu’il fit. Et vinrent ces années où, ayant éprouvé l’eau, le feu, le vent et les grands rochers de la terre, elle se mit à penser les couleurs et les formes comme autant de nuances d’ombre et de lumière. Et tant l’âme s’en mêle et tant elle la laissa, elle s’approcha plus près de ce qui fait le monde. C’est si vrai qu’un matin, elle n’eut de regard que pour lui. Et dans cet instant, mais seulement cet instant, le reste s’effaça. La peur avec, sans même qu’elle y pense.

LES NUANCES DU MONDE Sur le Plateau, Montréal, octobre 2015

LES NUANCES DU MONDE
Sur le Plateau, Montréal, octobre 2015

De l’immobilité

Être aussi bien relevait forcément de la chance. Elle savait les coups durs. Avait fui plus qu’à son tour sous les grands soleils de l’errance. Là, sous le ciel dégagé, zéro désir de changer les choses. Seulement celui de vivre. Fort. Et rien qui ne l’en empêchait. Marcher. Aimer. Se laisser trouver des chemins et se laisser en perdre. À bras et coeur ouverts tant qu’elle le pouvait. La vie ferait le reste en soufflant ses vents de désordre. Oui là, dans l’instant, aimer et marcher. Dans les arbres ou la ville. Le plus souvent possible. Et le plus doucement du monde.

L'IRRÉSISTIBLE Quelque part à Montréal, octobre 2015

L’IRRÉSISTIBLE
Quelque part à Montréal, octobre 2015

L’éloge d’une fuite

Elle avait juré qu’elle n’y retournerait plus. Elle allait mourir si elle ne faisait rien. Le chemin serait ce qu’il serait, on ne reste pas là où on meurt. Les camions passaient sans qu’elle se décide. Ne lui manquait plus que le courage du pouce. Le sortir, le mettre en évidence pour que quelqu’un l’embarque. Un camion, un gros, un petit. N’importe lequel. Mais un camion qui irait loin surtout. Dans une grande ville, où elle vivrait incognito. Elle ne tomberait pas entre les pattes du loup, ne se laisserait pas happer par la morosité des jours gris, la lourdeur d’une solitude pas encore apprivoisée. Ses sœurs avaient croupi sous le poids de l’aliénation, mais pas elle, ça ne lui arriverait pas. Ce jour-là, quand elle leva le bras, elle continua de croire en la promesse du monde.carolinedufourautro6

Sur un banc, etc.

si t’étais venue hier
on serait allées marcher
respirer l’air de l’automne
on aurait r’gardé les feuilles
et leurs empreintes sur la terre
on se serait assises
sur un banc
on aurait ri un peu
pleuré peut-être un peu aussi
puis le temps aurait passé
sans qu’on regrette rien
on se serait dit bye coin St-Laurent et Marie-Anne
j’aurais pris queq’photos en remontant la rue
et j’me serais dit que j’ai d’la chance qu’on soit amies
ah… mais j’y pense
t’es venue hier, non?

JUSTE AH - Hier, entre montagne et ville, Montréal

JUSTE AH – Hier, entre montagne et ville, Montréal

Le sens des jours

j’ai vu l’automne hier
avec l’hiver à sa porte

et v’là monsieur René
sur le trottoir devant ma fenêtre
il avance vite, toujours
malgré son âge
comme si la vie l’attendait quelque part
ou la mort, même affaire
ses jambes sont longues
ses enjambées immenses
quand sa Madeleine vivait encore
il marchait lentement
elle était si petite

SECONDE D'AUTOMNE - Hier, sur le mont Royal

SECONDE D’AUTOMNE – Hier, sur le mont Royal

Rien que la lumière

je vis dans une ville
d’orangés
en automne
un chemin de saisons
je divague et m’emporte
et me laisse
emporter
on n’arrête pas le vent
ni les feuilles d’ailleurs
et c’est parfait comme ça
n’est-ce pas monsieur l’inspecteur?

LE PARAPLUIE Intersection des rues Beaubien et Christophe-Colomb, hier soir, Montréal

LE PARAPLUIE
Intersection des rues Beaubien et Christophe-Colomb, hier soir, Montréal

Question de regard, peut-être

les poisons
dans tout ce beau
des poisons
économiques
politiques

des eaux sales
des rentiers qui se vautrent
des banquiers qui s’apôtrent
des enfants maltraités
et je pourrais continuer la liste
longtemps

j’pourrais parler des industries aussi
la pharmaceutique entre autres
la blague ô si souvent

puisque je n’agis pas directement
je tourne mon regard ailleurs
c’est lâche diront certains
c’est pas ma vie que j’répondrai
pas celle que j’imagine

mon jardin, pour l’instant, me suffit bien
j’y cultive le beau et la tendresse
au quotidien

on verra c’que ça donne

Chanceuse, oui

j’aime les mots
comme j’aime les arbres
parce que j’y trouve de quoi
habiter les heures
et mon âme

j’ignore les tenants
et les aboutissants
du grand mystère

ce que je n’ignore pas
c’est que j’aime y être
faire partie du privilège

je sais que l’expérience
peut être vue de mille manières
qu’on lève vite le nez sur le rose
ou sur le trop dark

je navigue doucement
et pourtant j’aime les extrêmes
les contrastes forts
les idées divergentes
qui se cognent l’une sur l’autre

et ce matin cet homme
au pas rapide
non non, pas lui, un autre
où s’en va-t-il
les bras chargés de pain frais ?
quelque part de tendre, j’espère

COIN D'OCTOBRE Intersection des rues Mont-Royal et De Lorimier, Montréal 2015

COIN D’OCTOBRE
Intersection des rues Mont-Royal et De Lorimier, Montréal 2015

Sous le ciel

je m’impose ou je reste coite
sans histoire
comme un dieu qui boite
et qui se cherche dans le monde
un monde où tout parfois s’effondre
et tout parfois s’érige

pour la somme des hommes
l’intérêt des choses belles
le jour où on arrive à voir
jusqu’au fond du cœur
le cœur de l’homme et de sa sœur

je vois les feuilles oranges
une rue tranquille
et je rêve
de maintenant
de ce qui est déjà là
et qui ne dépend que de moi

un regard, des mots, des rires
une danse à n’en plus finir
cherchez-moi vous me trouverez
je reviens quand on me sonne
et pourtant
je ne réponds à personne

musicienne
avec toi et lui et elle
et l’instant du ciel
pourquoi j’irais autrement
j’essaie de laisser venir
et puis après on verra

tu vois c’est pas compliqué
et ça ressemble à moi
après j’allume le feu
ou je cours chercher du bois
c’est vrai la forêt me manque
parfois

mais sinon tout va bien
c’était une lettre
quelques mots
parce que je pensais à toi
à nous d’il y a longtemps
j’espère que tu vas bien
malgré toutes les peurs et toutes les erreurs
j’espère qu’on s’est fait du bien
et qu’en bout de compte c’était l’amour
même si parfois on se demande
alors, à un de ces jours
c’était moi, pour toi

SE FAIRE UN CINÉMA, Diptyque - Montréal 2015 et Paris 2003

SE FAIRE UN CINÉMA, Diptyque – Montréal 2015 et Paris 2003

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